1er janvier
Hier, 31 décembre, je me suis levé à 9 heures,
l'heure à laquelle le travail commence depuis un mois.
J'ai fait des rêves d'enfant et les sonneries ne peuvent rien contre cela.
Je me suis vu voler, me battre pour une princesse et chasser des animaux immenses, tout verts avec des petites ailes atrophiées dans le dos et qui sentent le brûlé.
Je me suis vu rêver en rêve dans une cabane en sucre.
Je suis arrivé par des sentiers luisants, des bus glissants et un boulevard cassé, jusqu'au bureau. Tout le monde buvait le café, distrait.
14 heures, je quitte le travail pour acheter du foie gras Labeyrie, c'est difficile d'en acheter un autre.
Beaucoup de monde avec moi, achète.
D'autres restent sur le parking ou mieux, dans le hall des banques, mal rasés, sans un mot.
Qu'y a-t-il encore à dire ?
A 17 heures, en cuisant mon panais et mes champignons, j'ai réentendu l'émission de Daniel Mermet sur France Inter qui parle des jeunes fusillés de la Première Guerre mondiale. Des enfants, des petits enfants devenus maintenant des vieillards, vont lire les lettres que des jeunes gens leur envoyaient juste avant d'être fusillés quelque part entre les années 14 et 18 du siècle passé.
Chaque billet, chaque lettre, chacun de ces mots est un diamant miraculeux.
Le courage, la simplicité, les souhaits de ces jeunes morts depuis longtemps, font couler des larmes. On est bouleversé, fier et étrangement vengé.
Bientôt il sera minuit, la seule minute de l'année où il ne se passe rien.
Bonne année d'amour et de courage.
Lu sur le sentier de la Bure du Rossignol au pied du terril, 16 h 15
2 janvier
Depuis hier, une partie de la planète se promène comme un caïman sur la moquette,
Avec un tout petit cerveau qui pique,
Et l'impression de digérer un savon.
L'autre partie, immense, n'a pas de problème de digestion, c'est plutôt le contraire.
C'est la télé, en noir et blanc, qui a montré en premier cet état de fait.
Biafra.
Dire « Biafra », c'est de l'histoire, c'est presque une marque déposée comme Nestlé ou Kodak.
Biafra, c'est loin, très loin et parler de ça maintenant, c'est presque inutile, honteux, déplacé et narcissique.
Hier, moi aussi comme un caïman sur le tapis.
Je décide vers 16 heures de sortir pour lire en public, ma première tentative.
Je mets des grosses bottes pour traverser la carte postale. Il a neigé. Les merles sont noirs comme des trous, les bouleaux du terril sont de la neige immobile derrière la neige.
Emile est sur mon dos.
Je lis ma chronique au moment où un homme, un chien et une femme passent.
Interloqués, ils ne s'arrêtent pas et peuvent entendre « ...de très anciens jeunes morts de
14-18... »
Je les vois descendre la glissade d'un chemin avec des petits pas crispés. De la poudre de neige recouvre des ornières en pommade de boue, de terre et de feuilles.
Je termine ma lecture avec Emile sur mon dos. Il me remercie pour l'histoire.
Je lui dis : « T'as vu comme c'est beau les champs, les arbres, le ciel avec la neige ?
T'as déjà vu ça avant ? »
Il me dit: « Oui, j'ai déjà vu. »
Je lui dis: « Quand ? »
Il me dit: « Aujourd'hui. »
Lu chez André Simon à 18 h 30, devant le Château Maucaille 1996 appellation Moulis contrôlée
3 janvier
J'allais régulièrement à Londres, Paris, Bruxelles, Cologne, Amsterdam, Luxembourg.
Il fut un temps, où j'aurais pu signer mes chroniques depuis Sofia, Poznan, Opole, Varsovie et Auschwitz.
En une semaine, un mois au plus tard, j'aurais pu vous écrire depuis Stalingrad, Prague, Côme, Marseille, Barcelone, Madrid, Valencia, Séville, puis Saint-Pétersbourg.
En un été, je passais par Hockenheim, Silverstone, Jerez de la Frontera, Le Castellet, Estoril.
Je poussais jusqu'à Marrakech, Biskra, Bou Saada, El-Oued, Ouarzazate, Dakar, New York, Stockbridge.
Cela fait un mois que je suis entré dans le monde hystérique et rassurant du travail.
J'ai un travail avec un horaire, un bureau, un salaire tout petit, un petit chef et des longues réunions.
J'ai l'impression que le voyage tournera autour de mon bureau.
Je sens confusément les private jokes dans les tibias, les changements de climat microscopiques autour du percolateur, des prérogatives et de la photocopieuse.
J'ai l'impression de m'être marié à un sifflet.
Il faut remplir des fiches.
Les questions simples qu'elles posent m'entraînent dans un abîme de perplexité.
« Etes-vous marié, divorcé, célibataire ou veuf ? »
Ben... un peu tout et rien de tout cela, je suis amoureux d'une femme avec laquelle je vis.
« Avez-vous des enfants à charge ? »
J'ai trois enfants à la maison, ils proviennent de trois horizons différents, ils leur arrivent d'être un peu lourds ou miraculeusement fins et légers mais ils n'ont jamais été une charge.
Je sens que lorsque l'on a du travail, il faut répondre à des toutes petites cases et se sentir privilégié. Quiconque travaille, et cela dans n'importe quelle condition, est un notable qui doit répondre aux questions et au rythme sans sortir du tableau, sans sortir des bordures comme quand on apprenait l'alphabet dans la petite enfance.
Il nous reste les rêves de voyages dans les îles de corsaires, sur la banquise inuite, dans les villages papous.
Appuyé sur un coude, dormant derrière des yeux ouverts au-dessus de la table en acajou, on cherche de l'eau dans les cactus de l'Arizona, on retourne ses chaussures pour éviter les piqûres de mygales, de scorpions et de serpents-minute.
Lu vers 15 heures dans le hall de la bibliothèque des Chiroux, place des Carmes
4 janvier
Peut-on s'habituer à enjamber quelqu'un qui dort tout raide sur le carrelage des halls surchauffés des édifices publics ?
OUI,
Même si c'est pour aller chercher un livre.
C'est dur de résister au sommeil, c'est presque impossible.
Les yeux vous entraînent comme des corps lestés,
Au fond du fleuve,
Sur son gravier.
On se détache, puis on se déplace en soi-même comme cette dentelle, ce tulle des méduses transparentes.
Les autres vous voient, la bouche molle, le corps répandu, et nous, dans notre songe, ne sommes qu'une danse fluide et lumineuse.
Il me semble que nous voulons dormir.
Il me semble que celui qui voudra nous réveiller risque de gros ennuis.
Même les plus doux d'entre nous veulent dormir et si on nous réveille trop souvent, trop brutalement, nous sortirons nos crocs préhistoriques.
L'homme qui dormait le long du radiateur de la bibliothèque s'est redressé.
Emile, envoyé par sa mère, lui présente deux petits pains au chocolat.
Il refuse.
Emile revient.
L'homme lui envoie un baiser volant.
L'enfant lui renvoie.
L'homme rappelle l'enfant.
Emile pousse péniblement la porte de verre et va le voir.
Il revient avec une pièce de deux euros.
L'homme, maintenant, est debout dans le blanc de la rue et entame sa première bière.
Lu impasse de l'Ange, vers minuit
5 janvier
Cela fait quelques années maintenant que je suis allé vers mes mots, que j'ai rejoint mon discours.
Il m'est apparu très tôt que la schizophrénie qui règne dans le monde de l'art est la fille du cynisme, du post-modernisme, et de cette belle indifférence positive et indulgente dont on s'enduit, surtout si cela rentre dans la tendance.
Je disais au début des années 90 : « Il faut sortir de la centrifugeuse », « Il faut attaquer la dictature des instants par un révisionnisme poétique », etc.
Je ne sais toujours pas très bien ce que cela veut dire. Mais la conséquence de tout ce charabia a voulu que je me déplace. Je suis toujours là, mais je me suis déplacé d'un millimètre. Je suis maintenant juste à côté, dans le chemin, au milieu du jeu de quilles, hors château.
L'art ne peut pas survivre dans le monde de l'art, il est là, l'art, comme un poisson sur la berge.
Sortir de la centrifugeuse, sortir de la dictature des instants.
Ne plus accepter d'être sage, collé contre la paroi du rotor comme une image.
Sortir de cette vitesse vulgaire, descendre en marche, se casser quelques dents, fuir en titubant.
Puis attendre les sensations, les voir revenir avec ces belles sauvageries, ce beau respect de soi.
Vivre d'expédients, ne plus croire au devoir de réserve, dire la vérité plus que la réalité.
NB : La conséquence de la rencontre avec mon discours, c'est que je viens de passer mon week-end dans une cave à fabriquer un décor avec Luigi.
La jointure de mon nez me fait mal à cause des poussières de contreplaqué, la racine de mes cheveux brûle.
Pendant quarante-huit heures dans cette cave avec des milliards d'acariens et une chasse d'eau qui coule dans un bruit de tondeuse.
YOUPI QUAND MEME,
Je ne me suis jamais senti aussi libre depuis l'enfance.
Enfin ailleurs que dans le cloaque de chrome et des costumes noirs de l'art.
Lu place de la République française, en attendant le bus, 17 h 17
6 janvier
Hier, je suis allé acheter sept aquariums en verre sphériques avec un kit complet de nourriture et des petites plantes aquatiques en plastique coloré, cinq énormes posters de 4 m sur 2,80 m qui représentent une plage avec coucher de soleil et palmier maigre, une montagne avec sommets enneigés et petites fleurs rouges en avant plan, un tigre bondissant sortant de l'eau de mer, une cascade magnifique glissant sa dentelle blanche sur de grosses pierres rondes et de l'herbe bien peignée, un sous-bois avec arbres majestueux et un autre avec des arbres un peu plus fragiles mais troués de lumière.
Ensuite je me suis rendu dans un musée de la forêt pour louer un sanglier d'une centaine de kilos.
J'ai mangé deux sandwichs au filet américain et puis je suis allé dans une réunion de coordination où les individus étaient tous bien droits sur des parallèles. Vous avez déjà essayé de coordonner des parallèles ?
Avez-vous déjà croisé ces belles lignes droites qui courent à toute vitesse dans le même sens sans jamais se toucher ?
Lu rue des Croisiers, 20 heures
7 janvier
Premier jour de retour au travail après les fêtes, tout le monde parle de ce qu'il a fait et de ce qu'il n'a pas fait.
Hier soir, pour me détendre un peu de mon week-end dans la cave, j'ai lu le manuel du jardinier paresseux.
Je me voyais déjà dans une nature caressante et indépendante comme un chat.
En plein cœur de ce que l'on appelle le redoux dans l'hiver belge. C'est-à-dire de l'humidité en cube et une forêt de microbes accrochés a chaque gouttelette. Je rêvais éveillé au fond de mon lit à mon jardin par de belles journées d'été. Je marchais au milieu de magnifiques plantes lianes
« En mars, il faut traiter les arbres en boutons avec du Cuivrol ou de la bouillie bordelaise. Si vous avez une grosse attaque de moniliose, remplacez le cuivre par un mélange de 5 l d'eau, 50 cl de silicate de soude et 150 g de lithothamne. Pulvériser. Si l'embout ne se bouche pas, pulvériser jusqu'en août une fois par mois.
« Avril/mai : poser des pièges contre les mouches, traiter les arbres en boutons avec une bouillie sulfacique. Renouveler le traitement jusqu'à l'épanouissement des fleurs. Suspendre un pot avec de la paille pour attirer les perce-oreilles qui bouffent les pucerons.
« Juin/juillet : éclaircir + traitement au soufre cuprique ou au silicate à 1% +10 l d'eau par semaine par jeune arbre. Contre l'attaque de la rouille, de l'oïdium, des pucerons (qui tordent les feuilles), des chenilles, des vers et des mouches. Utiliser en vrac : du permanganate de potasse (3 g pour 5 l), la roténone, du Bacilus Thuringiensis, du silicate de soude dosé à 1%, des pièges en carton à une hauteur d'un mètre enduits de glu.
« Août/septembre : pièges à guêpes, frelons et grosses mouches. Ecussonner. Tondre au pied des arbres qui ont été victimes de la rouille, puis aspirer, puis brûler tout loin de l'arbre. Surveiller le mildiou.
« Octobre/décembre : Massage à l'huile minérale pour les plus vieux.
Janvier/février : meubler, désherber, mettre du compost mûr, badigeonner les troncs (pour 10 l dans un seau, mettre 15 cm de bouse de vache, 15 cm d'argile fine, ajouter 300 g de lithothamne et 100 g de silicate de soude, compléter avec de l'eau). »
Malgré tout cela, votre verger sera tributaire de l'air, du gel, de la composition de la terre, de la façon dont il aura été planté, avec quel engrais, avec de la corne, des clous ou non, avec quel tuteur, placé au Sud ou au Nord ou à l'Ouest.
Les arbres peuvent fleurir d'année en année sans porter jamais un seul fruit. Ils peuvent mourir d'un coup en été d'une crise d'apoplexie, être traumatisé à vie par une tribu d'Indiens de six ans de moyenne d'âge.
La nature cultivée, sélectionnée, brevetée, se comporte comme ces enfants surprotégés, fragiles et caractériels.
Elle nous mobilise, nous mène par le bout du nez dans des soins, des attentions magiques ou maniaques.
Un verger à sa naissance est loin de nos représentations d'enfance.
Nous ne sommes plus dans cet Eden de fruits et de fleurs entre poudre et chair.
Nous sommes loins de ces films muets, jaune orange, parcourus d'enfants à la bouche rouge, auréolés de papillons et d'insectes butineurs,
Titubant dans l'herbe haute sous le poids de leurs récoltes.
Lu place Saint Christophe à 11 h 30
8 janvier
Hier fut un de ces jours où tout prolifère, s'enroule, s'entortille.
La liste des choses à faire s'est transformée en une espèce d'alien surcloné.
Les papiers, ce que l'on appelle, légèrement, les papiers, se sont mués en un enfant, fruit des amours d'une plante carnivore géante et d'un poulpe musclé de plus d'une tonne.
L'énorme bébé vous enlace de ses mille bras ventousés à la facture, aux contrats types, aux courriers en retard, aux contrats écrits en tout petit (en rose et vert), aux décrets, aux décrets bis, ter, aux mails avec et sans virus, à la carte de vœux à laquelle il faut répondre, à la créance, aux toutes-boîtes, à la circulaire...
Et puis, il y a ce qu'on oublie et qui s'entortille, se dessèche et lâche en mourant un petit nuage de spores ultra légers, ultra fins. Chaque spore se plante comme un harpon microscopique dans la chair d'une infinité de problèmes différents.
Un jour où tout semble calme, on voit arriver un huissier, une lettre de mise en demeure, un agent de quartier, un facteur avec une lettre recommandée, un inspecteur des écoles, des psychologues, un voisin qui ne vous a jamais salué, des contrôleurs de tous poils, des responsables de l'urbanisme, de l'environnement, du cadastre...
Alors on court acheter l'antidote à ces fléaux : des clématites, un chèvrefeuille du Japon, des glycines de Chine, des akabias, une bignonia, des solanums, des lierres, une ipomée variable et des vignes vierges.
Toutes ces merveilles prolifèrent, s'enroulent et s'entortillent dans des parfums, des formes et des couleurs irréels. Ce sont des anges gardiens en rempart à l'ennui et aux tracas minables.
Sans avoir à leur demander, ces braves plantes, pour la plupart persistantes, grimpantes et volontaires, s'accommodent de tout pour nous faire des mélanges d'ombres et de lumières colorées aussi beaux que les plus beaux vitraux.
Ce sont des rosaces qui peuvent s'étirer sur 25 ou 30 m2, suturant des arbres morts, des cabanes en tôles rouillées ou des pignons borgnes d'un parfum de révolte sucrée.
Lu au croisement du boulevard de la Sauvenière, du boulevard d'Avroy et de la rue Saint Gilles, 17 h 15
9 janvier
Hier, timidement, une des filles du bureau me dit que le groupe des employés veut se voir pour échanger ses impressions en rapport avec le passage APE (pour « aide à la promotion de l'emploi ») et les changements de statuts que cela implique.
Cette réunion (une de plus) doit avoir lieu hors du cadre habituel et se faire sans la direction. Je ne crois pas très bien saisir toutes les subtilités qui motivent ce rendez-vous, chacun à mon avis défend une chose spécifique derrière l'idée de réunion.
Comment fait-on quand on est individualiste ?
Comment allons-nous faire pour nous défendre contre ce que nous ne comprenons pas et qui nous enlise aussi sûrement que l'avancée patiente et inquiétante d'un désert ?
Comment trouve-t-on un peu de calme lorsque l'on ne désire plus s'investir dans un groupe, une tribu, une chapelle ?
Comment se fait-il que plus on cherche à se mettre à l'écart et plus on est contrôlé ?
Plus on tente de prendre un peu de recul et plus on est aliéné.
Par un drôle de retournement de situation, il me semble qu'à l'heure actuelle nous sommes mûrs pour revisiter des expériences, des façons de faire tombées en désuétude.
Nous nous retrouvons devant le miroir des autres à réinvestir des pensées, des pratiques que nous avons nous-mêmes méprisées, déconsidérées, avec dégoût et conviction.
(Un vieux petit costume).
Il fut un temps où nous n'avions plus aucune certitude, les convictions d'une certaine époque étaient la pire des vulgarités. Nous en étions certains.
Aujourd'hui, c'est comme s'il nous fallait, avec un tout petit tuba et des toutes petites palmes, faire de la plongée sous-marine dans la mer morte.
Qu'allons-nous faire du stock de nos utopies ? Comment ferons-nous pour dire « syndicat », « communauté », « communisme » ? Comment dire « front commun », « débrayage » ? Comment dire « ensemble » ?
Comment fera-t-on pour dire « idée », « croire », « solidaire » ? Comment pour dire « politique », « humanité », « solidarité » ?
Comment fera-t-on pour dire « avenir », « ensemble », « solidaire » ? Comment dire « camarade », « frères », « sœurs », « ensemble » ?
Comment fera-t-on pour dire « monde », pour dire « meilleur » ? Comment dire « monde meilleur », dire « solidaire » ?
Comment fera-t-on pour dire « une classe », dire « lutte » ?
Lu au Mondonéum à Mons, 21 h 30
10 janvier
Le zapping ?
Quelle nourriture trouve-t-on dans le zapping ?
Quel alcool ?
En une nuit ou même en quelques minutes, à la pointe du jour en janvier, on se retrouve mutilé, disloqué au sol dans un sang noir. On devient une larme le long de l'œil rond d'un bébé phoque sur la banquise. On est un golden boy mangeant un tout petit hot dog dans une voiture toute blanche avec huit portes. On rentre dans la peau d'un Indien édenté et alcoolique, vaguement chaman.
A partir de cette dernière image, notre esprit surzappe.
Il nous replonge dans le petit costume d'Indien que l'on a reçu pour ses cinq ans, avec le tipi, l'arc à flèches et le tomahawk en plastique mou.
Une panoplie.
Ce petit costume nous faisait marcher.
Nous avions une démarche de Sioux faite de pas prudents. Il ne fallait surtout pas marcher sur les dinky toys, les substituts magiques de ces branches mortes que les Indiens évitaient de faire craquer pour ne pas rompre le silence de la nuit autour du bivouac des pieds tendres.
Plus tard, cette démarche d'Indien deviendra une démarche vaguement politique qui nous interdisait d'être cow-boy.
Hier,
8 h 24
Vite le manteau, le sac à dos en bandoulière et hop, on court jusqu'à l'arrêt de bus. Se mettre tout droit, hop, hop, au garde-à-vous jusqu'à ce qu'il nous engloutisse et puis qu'il nous recrache dans le centre, vers le travail
Au boulot, hop, d'abord café et conversation autour de ce que l'on a vu hier, tout le monde a vu, puis conciliabule autour de la prochaine réunion dont ne sait pas donner l'intitulé – avant on aurait parlé de réunion syndicale – hop, deux coups de fil au fermier derrière chez moi, lui rappeler la conférence débat du 1er février, hop, trois coups de fil à François qui est pressé parce qu'il est en réunion, lui demander les coordonnées de l'entrepreneur.
Classer le courrier du jour : nouveau décret, problème Neuville, porté garant pour subvention
maison Binche, pas de vidéaste pour réaliser le projet.
Un coup de fil d'une artiste qui me tartine de son ego gluant,
Les nerfs commencent à frotter.
Contacter directeur pour bien se comprendre, timing pour bonne réalisation d'installation pour Biennale.
Allez, hop, rendre le DVD.
Il est 9 h 45, les choses ne font que commencer.
Cela me rappelle, à l'armée, un jour de grande manœuvre. J'étais tellement bouleversé, honteux, que lorsque j'ai vu arriver ce grand guerrier dégingandé de dix-huit ans, je lui ai dit: « Tu m'as fait prisonnier, tu es bleu, et moi j'ai un brassard rouge, donc je suis ton prisonnier. »
Le gamin pantois m'a ramené dans son camp .Je me suis assis pendant la guerre et j'ai écrit de longues lettres à tous mes amis en mangeant ma ration.
Lu sur le parking du Delhaize, 20 h 10
11 janvier
Hier, le Velux faisait une auréole carrée au formateur.
La lumière, à son insu, le nimbait.
Elle lui faisait tantôt une face trouée anthracite avec des pépites bleu électrique, tantôt une lune rose très pâle sous un nuage vert.
Article 1
La présente Convention Collective de Travail s'applique aux employeurs ressortissant à la Commission paritaire pour le secteur socioculturel et relevant d'un dispositif d'agrément et/ou de subventionnement suivant et à leurs travailleurs...
Maintenant, ses lunettes apparaissaient comme deux loupes en feu liquide, les branches nues des arbres de la place lui faisaient une guirlande aveuglante au sommet du crâne.
Chapitre 2 : Rémunération.
Article 3
En cas de requalification d'un travailleur employé dans le cadre des programmes de promotion de l'emploi à la date de la signature de cette convention collective de travail, deux années d'ancienneté par saut de la qualification seront neutralisées avec un maximum de trois sauts. Toutefois, cette nouvelle ancienneté ne peut pas être inférieure à zéro...
Personne ne pensait allumer l'halogène. Le ciel dans le Velux était d'un noir orangé inquiétant. Nous apparaissions tous, autour de cette table, dans des armures de fonte et de suie.
Une seconde après, nous nous retrouvions dans nos vêtements, la pluie s'abattait, nerveuse, dans un déluges de jaunes. La lumière nous dénonçait, il fallait vite se redresser et ouvrir les yeux à l'exception de ceux qui s'étaient vraiment assoupis. Ceux-là ressemblaient à ces immenses cierges que les curés allumaient à Pâques, des énormes corps de cire avec une toute petite flamme qui leur descendait dans le crâne.
Dispositions Générales.
Les grilles barémiques sont distribuées sur 6 échelons, le 6° étant le plus élevé et le 1er le moins élevé.
Le formateur finissait de nous former, en levant les mains au ciel. Le carré de la fenêtre était un marbre blanc, turquoise et fuchsia. Les apôtres s'apprêtaient à rejoindre leur voiture dans les lumières du Gréco.
On dit que les changements incessants d'intensité et de couleur des cieux du Nord ont donné corps à la gestuelle expressionniste et qu'à l'inverse, la pérennité des cieux du Sud a permis la peinture de Cézanne et donc celle de Matisse et puis celle des minimalistes américains.
Les bras écartés pour accueillir toutes les questions, pour apaiser les moindres doutes, le formateur attend.
Le formé : « Qu'est ce que ça veut dire "le 6° étant le plus élevé et le 1°le moins élevé" ? »
Le formateur : « Que les premiers seront les derniers et vice versa. »
Tout le monde riait poliment en enfilant ses manteaux lourds et en disant au revoir par des petits gestes de la main dans l'encoignure de la porte.
Lu à La Marlagne, dans le réfectoire, 12 h 30
12 janvier
Nous avons toujours pensé que ceux qui nous surplombent sont des usurpateurs.
Celui qui nous commande, qui nous prête, qui nous représente, qui nous soigne l'âme ou le corps, celui qui nous explique, celui qui... un jour ou l'autre nous apparaît comme usurpateur.
De mon temps, les usurpateurs ne se montrent plus. Ils se cachent derrière des images, ils marchent à côté de nous, ils volent très haut comme des oiseaux de proie sur un courant d'air.
Nous ne faisons que les distinguer, nous ne les voyons pas, même quand ils marchent à côté de nous.
Dieu non plus, on ne le voyait pas. Il avait choisi de ne pas apparaître, d'être partout, d'être au principe de tout. Il était le Verbe et marchait à côté de nous.
Tout ce qui se pressent, tout ce qui s'installe, tout ce qui s'échange, tout ce qui se crée, tout ce qui se fait, est la propriété de ce petit cercle d'oiseaux de proie qui tournoient très haut dans un ciel de matières et qui marchent à côté de nous.
Ils sont invisibles, ils possèdent tout ce qui se dit et tout ce qui se voit. Et tout ce qui se voit et tout ce qui ce dit en dehors de ce qu'ils possèdent, n'existe pas.
Ils installent comme des chauffagistes les rêves, les intuitions, les politiques, les courages, les persévérances, le génie des autres et puis les gèrent.
Ce sont des dieux qui possèdent un grand garage, un grand carnet et de nombreuses lignes directes.
Ils n'ont plus besoin d'être au principe des choses.
Ils volent très haut dans un tout petit cercle et marchent à côté de nous et nous font marcher.
Ils se nourrissent de tous ceux qui conservent un peu d'espoir, de vision, d'élan. Ils marchent un peu avec eux et puis les gobent.
Ensuite, ils font de nombreuses images, de nombreux commentaires devant leur carcasse vide qu'ils exposent pour faire peur aux jeunes et vieux enfants : « Regardez, ces individus sont fous, agressifs, malodorants, ce sont des parasites, des provocateurs, des désagréables. »
Hier, je ne suis pas allé au vernissage.
Lu à Droixhe, en face de la salle des fêtes, 14 h 20
13 janvier
Hier, j'ai passé ma journée dans le fauteuil à regarder le déluge par la fenêtre.
Il y a des sociétés dans la forêt amazonienne qui vivent les trois quarts de leur existence dans des rapports magiques et rêvés à partir de leur hamac.
Pour eux, la place publique est une substance sacrée qui les propulse dans des voyages et des rencontres qu'ils racontent à tout le village dès qu'ils redescendent de leur promenade cosmique.
J'ai appris hier que les trois quarts d'un pneu sont autre chose que du caoutchouc pur. Une infinité d'autres substances incroyables sont injectée dans l'hévéa pour le rendre plus solide.
La mixture est chauffée à des températures telles qu'elle devient indestructible. Nous sommes ensevelis sous des milliards de pneus lisses. Certains d'entre eux sont rechapés mais restent néanmoins plus chers que des pneus neufs fabriqués en Asie.
Et le plus magique de l'histoire, c'est que ceux qui ont créé ces pneus immortels se font payer pour les recycler, même si à l'heure actuelle on n'a pas de solution intéressante pour le faire.
Par ailleurs, des scientifiques travaillent sur des poissons-zèbres pour en faire des sentinelles qui nous avertiront des dangers de la pollution. Le moyen utilisé est radical. Dès que l'animal est au contact d'une pollution quelle qu'elle soit, il devient rouge fluorescent. Imaginez le littoral breton recouvert d'un beau noir brillant avec des lampions rouges clignotants qui proviennent des mers chaudes. Ces drôles de zèbres, après être passés dans des laboratoires pour être manipulés comme il se doit, deviendront eux-mêmes une pollution fluo.
Je vais me renseigner sur ce que prennent ces tribus d'Amazonie, car je me sens devenir un pneu.
De vingt-cinq à trente pour cent de noir de carbone, une espèce de caillot de pollution volcanique fait d'acier, de pigment, d'huile et d'hévéa. L'hévéa a fait la prospérité de Manaus au Brésil.
Ah, l'Amazone. Ah, le Brésil, les plumes de perroquet vert émeraude, rouge fluo, dans le vent séculaire.
Nous vivons les trois quarts de notre existence, dans notre belle société contemporaine, comme si on avait fumé du pneu. Un peu d'enfance, un peu d'utopie et hop, on achète et on vend.
Lu dans la rue de la Sèche en marchant, 19 heures
14 janvier
Hier, je suis allé à une journée de formation.
Il y a des situations où on ne comprend tellement pas ce dont il s'agit qu'on ne sait même pas formuler le début d'une petite question.
Nous devenons, les uns pour les autres, des aveugles, des illettrés, des fonctionnaires, des anges posés sur notre propre zone d'intérêt.
Où est le dénominateur commun, la place du village ?
Huxley disait que nous allions vers une dictature terrible, mais dans la douceur.
Et nous on se dit que c'est foutu.
Ils nous habillent comme des machines et ils s'occupent de tout.
« Vous allez fonctionner,
On réglera tout,
Les doutes, les pannes, on gérera,
Les rêves seront fournis, les aspirations aussi,
L'âme est un supplément qui sera pris en charge par l'organisation.
Laissez-vous faire, méfiez-vous, c'est tout.
Méfiez-vous de tout ce qui n'est pas nous.
Méfiez-vous de tout. »
Se méfier de tout, voilà le commun dénominateur.
Ne plus poser de questions. Laisser faire les experts.
A) Ne pas poser de questions parce qu'on n'est pas en position de force.
B) Ne pas poser de questions parce que pour vous, pour l'instant, la situation n'est pas mauvaise ou parce que la structure vous a valorisé et vous a donc isolé des autres.
C) Ne pas poser de questions parce que personne autour de vous n'en pose.
D) Ne pas poser de question parce que de toute façon, vous ne jouez plus, vous ne tournez plus avec nous.
Attention : être, simplement,
« Etre » est devenu incompréhensible.
Il faut pouvoir se situer par rapport aux barèmes, aux conventions.
Il faut rentrer dans la cage rassurante des grilles.
A l'heure actuelle, on nous demande, on demande aux victimes, de s'appliquer soi-même le suppositoire au cyanure.
Les bourreaux sont en chômage technique, nous sommes entrés de plain-pied dans la dictature des consentants.
Attaquons la spirale de chrome à coups de confidences. Prenons, reprenons notre retard.
Asseyons-nous devant la machine, regardons-la fonctionner sans nous et créons la fabrique de grains de sable.
Demandez aux enfants.
Lu à Glain, 9 h 27
15 janvier
Hier, j'ai habillé un petit garçon de deux ans et demi, je suis allé le conduire à l'école.
Il avançait sur la pointe des pieds, entre l'air et l'eau portés par le parapluie de sa maman.
Dans la classe, il a un peu pleuré, je l'ai pris dans mes bras en lui soufflant des mots d'amour dans sa petite oreille transparente.
Je me suis rendu à Glain pour une réunion de travail. Au moment de partir, Thierry se rend compte que ses clefs de contact sont enfermées dans sa voiture. J'ai crocheté le véhicule et je me suis rendu à Droixhe pour une réunion de travail. Le soir, je me suis rendu aux alentours des Guillemins pour déposer un dossier à une présidente et ensuite, je suis allé vers le centre pour assister à une réunion de travail. Adrien a téléphoné pour dire que le chat a vomi sur le fauteuil jaune. On lui a dit de prendre du papier toilette.
J'ai mangé un sandwich au crabe.
Lu dans mon salon à Emile et Dorothée, 20 h 50
16 janvier
Dehors existe encore.
Par le Velux, je passe la tête pour toucher l'air.
Les palabres, le ronronnement, me rongent.
Je rentre mon crâne dans le ciel froid.
Ca fait du bien.
Il va neiger.
Dehors, sous le dôme noir, la lumière s'accroche aux grues mécaniques à la face d'une vierge en pierre et au sommet des tours de verre.
Orange, vert-de-gris et or rose.
La neige tombe, les voitures roulent à pas d'homme et s'embrassent mollement.
Les toits disparaissent sous l'apaisement d'un ciel.
Hier, la ville était enfin belle.
Lu dans le bureau pour trois personnes, 11 heures
17 janvier
Demain, j'ai quarante-deux ans. Il est banal de le dire, je n'ai rien vu arriver.
En une journée, je peux passer de l'état de fœtus à l'âge de cinq, quatorze et vingt-deux ans, jusqu'à la veille de ma mort.
Quarante-deux ans, ça ne signifie vraiment rien.
Lu dans la salle de bain, devant des gens pressés
18 janvier
« On va vers une professionnalisation du secteur socio- culturel, ce qui se dessinait déjà depuis 20 ans.
« Mais maintenant, les travailleurs vont avoir avec l'employeur un rapport différent, à travers l'APE.
« Ceux qui étaient des travailleurs militants deviennent des pères de famille qui veulent vivre des choses pour eux-mêmes ou pour leur famille. »
Entendu quelque part, presque tel quel.
Il y a des jours où les tentatives de prière sont difficiles à accoucher.
On a l'impression de crier dans un bocal.
Hier, en rentrant de la ville, je suis passé devant le champ de terre nue, gonflé comme une mamelle par une semaine de pluie ininterrompue.
Les corbeaux de Van Gogh ont quitté les blés mûrs pour des sillons sombres, entre argile et charbon. Une lumière rousse s'est accrochée aux toupets des plus vieux saules fragiles.
Lu dans le bus 24, à l'arrière
19 janvier
Hier,
rien.
Lu un peu partout, plutôt répété nerveusement que lu
20 janvier
Hier, avant de partir pour mon travail,
J'ai entendu dans la chronique Age tendre, sur France Inter, que les parents candidats à l'adoption ne croyaient plus qu'ils avaient des enfants merveilleux, simplement parce qu'à l'orée de l'immense réservoir des enfants abandonnés, ils se sont rencontrés. La magie a fait que c'était lui et que c'était eux.
Les enfants qui viennent de l'Est, nés de mamans alcooliques, ont des problèmes graves liés à leur sevrage d'alcool dans les premiers jours de leur existence.
Les enfants d'Afrique ont subi pour la plupart de telles carences que les séquelles qui en résultent, en grandissant, les entraînent dans un devenir inquiétant, dans des maladies irréversibles.
Les enfants adoptables issus des guerres peuvent sentir les sifflements des bombes, les regards vides de maman, l'absence de papa, jusqu'au bout de la nuit.
Les enfants issus de la crise économique, de la drogue, de la prostitution, doivent être sevrés, aimés sans faille et envoyés sur des chemins limpides.
Les enfants ayant vécu trop longtemps dans une institution ou dans une clinique (dans les premières semaines de leur existence) sont susceptibles d'accuser des retards dans leur développement et/ou de développer des phobies.
Une mère prostituée, alcoolique et droguée, pose son regard vide sur la photo d'un père disparu.
Elle est là.
Cette maman ne voit pas comment.
Elle abandonne son petit dans une clinique.
C'est le mieux qu'elle puisse faire.
Cet enfant, j'en suis sûr, peut devenir un homme ou une femme extraordinaire.
Je ne vous apprends rien, c'est ça le plus fort.
Que va-t-on faire de cet inquiétisme, de cette prudence chronique ?
Qui nous adoptera ?
Lu sur le parking du Leroy Merlin, juste avant la fermeture
21 janvier
Hier, j'ai perdu la disquette orange sur laquelle se trouvent les textes qui précèdent.
Je ne les avais pas sauvés sur le disque dur et je venais depuis peu de jeter les quelques rares brouillons sur papier que je possédais.
Une parole, pour qu'elle parvienne jusqu'à nous, doit se faire son propre chemin entre ombre et lumière.
Où est cette petite chose qui contient tout ce que je vous destinais ?
Une seconde avant sa disparition, je ne l'avais jamais vraiment considérée, elle n'était que des mots, des intentions.
Maintenant, je demande à tout le monde s'il n'a pas vu une petite disquette orange et argentée, enfin, je crois... Orange et argentée...
Il me faut faire un effort pour la revoir même dans ma mémoire.
Le discours, plus personne n'en veut, mais il est là, dans sa belle immédiateté, derrière ces confortables pupitres ou à l'intérieur de ces écrans hypnotiques.
La parole s'égare.
La route jusqu'à vous n'est pas simple.
J'abandonne.
On ne perd pas sans raison le début d'un travail de longue haleine, le jour de son anniversaire.
J'arrête, K-O par moi-même, au tout début du premier round...
Lu nulle part, écrit je ne sais pourquoi
22 janvier
Je n'ai pas dormi de la nuit. J'ai fouillé la maison de fond en comble une dizaine de fois à chaque endroit. Je me suis mis à l'écart en respirant calmement pour faire revenir la dernière image qui montre ma main déposant cet objet.
J'ai pris une douche froide, longuement.
Je me suis dit qu'il ne fallait plus penser à ça et qu'il était possible de réécrire certaines des chroniques et tricher un peu avec les autres.
Et puis en me retournant sur l'autre flanc, je me suis dit le contraire.
« Si c'est pour tricher, il vaut mieux faire comme t'as déjà dit, abandonner.
C'est le signe qu'il faut s'arrêter, tu n'as plus la braise intacte.
La cendre est venue ternir la belle incandescence. »
Les nerfs sont en verre.
La pensée bruine devant des feux clignotants.
Des oiseaux bruns se posent sur tout.
Trop de choses dans la tête.
Trop de choses mal rangées, depuis trop longtemps.
Trop d'ennui comme tout le monde.
...Serais pas honnête d'écrire, peux pas faire croire que la lutte, le cran,...
...Rien dans le bic,
tout compressé, tout aggloméré entre l'influx et le dire....
Que du yaourt de sang, du boudin de maladie dans le ventre...
A cause de personne, malpoli c'est tout...
Lu nulle part, même pas écrit
23 janvier
Hier, j'ai retrouvé la disquette sur laquelle tous les textes qui précédent, à l'exception de ceux du 19 et du 20, étaient gravés.
J'ai tout retourné en me maudissant à mort.
Sans mentir, et vous savez que c'est vrai, je suis allé voir plusieurs fois dans le frigo, dans la machine à laver.
J'ai ouvert des choses.
J'ai vu ressurgir une armée de talismans qui me furent tellement importants par le passé.
J'ai éventré le compost du temps qui passe, du grenier jusqu'en dessous du pot de géranium oublié dehors dans la cour.
Tout le monde me disait : « Mais comment n'as-tu pas sauvé sur disque dur ? »
Et moi je me disais : « Oui, mais si on me vole cet ordinateur ou si un virus le bogue irrémédiablement... »
Sur combien de supports, vais-je devoir graver (papier, disquette, CD, disque dur) ces petits textes sans importance ?
Qu'est-ce qui me pousse dans ces états de transe pour traverser ce chemin d'ombres et de lumières jusqu'à vous ?
Il y a un moment où la fatigue, la crampe de chercher, est telle que l'esprit secrète une espèce de morphine d'amnésie.
On coule dans les prémices d'un oubli.
A ce stade-là, pendant un certain temps, le cerveau avance par contractions. C'est le contraire d'un accouchement. On avorte l'espoir de retrouver quelque chose. On est déçu de la stérilité des incantations, des prières, des suppliques pleurées et on finit par se trouver fou.
C'est dans un de ces moments de répit que tout mon corps s'est rendu tout entier vers l'endroit où j'allais retrouver la chose.
Je suis allé vers le meuble où l'on range les CD et les cassettes vidéos.
Je me suis accroupi. Ma main a vidé le dernier compartiment tout en bas à l'extrême droite presque sur le sol. J'ai ouvert le petit coffret de Cendrillon et là, je l'ai vu.
Je l'ai embrassée, cette chose, et puis je l'ai mise sur mon front.
Deux secondes plus tard, Monsieur Jehaes sonnait à la porte. Il venait au rendez-vous convenu par téléphone afin de finaliser concrètement nos arrangements pour la conférence sur les entrepreneurs du paysage.
Pour une première rencontre, c'était bien.
Le soir, je n'ai même pas sermonné Emile de m'avoir mis dans ces états pendant deux jours.
Dorothée me dit : « Tu vois ce petit, lui au moins il veut ranger les choses. Il a vu cet objet un peu cousin de ses cassettes et de ses DVD et il l'a rangé dans un étui et puis dans un des compartiments du meuble qui lui sont réservés. »
Félicitations Emile.
Lu dans le club des seniors du Thier à Liège, vers 19 heures
24 janvier
En rangeant un peu mes papiers, j'ai retrouvé hier des feuilles chiffonnées sur lesquelles, dans une écriture de névropathe presque illisible et dans une orthographe encore plus extravagante qu'à l'habitude, j'ai pu lire ce qui va suivre. Cela date de deux jours et pourtant, ma mémoire et le bonheur d'avoir retrouvé la disquette l'avaient déjà totalement enseveli sous l'oubli.
« Dehors existe encore,
Trop de palabres, la tête me mord.
Je pousse mon crâne dans le ciel froid.
Sous le dôme, la neige grise,
la lumière fait des bonds sur les grues mécaniques, la face d'une vierge en pierre et le sommet des tours en verre.
Orange, vert-de-gris, or rose. »
Et j'ai retrouvé aussi :
« Demain, j'ai quarante-deux ans.
En un jour, je passe de l'état de fossile à l'âge de quatre, douze et vingt-deux ans jusqu'à la veille du jour de ma mort.
Alors quarante-deux, c'est quoi ? »
Dans mon désarroi, j'avais, je m'en souviens maintenant, réécrit les textes les plus frais dans ma mémoire.
Ce qui m'étonne, c'est l'économie que procure la douleur. Il n'y a pas de mobile, rien que la tentative de se souvenir de quelque chose pour le transcrire comme sur un post-it.
Sur un autre bout de papier chiffonné, j'ai pu déchiffrer :
« Il y a des jours où les tentatives de prière sont difficiles à accoucher.
J'ai l'impression de murmurer dans un bocal.
Hier, en rentrant,
J'ai vu la terre gonflée comme une mamelle.
Les corbeaux du blé mûr de Van Gogh planaient sur un champ de terre sombre, entre argile et charbon.
La lumière rousse dodelinait au toupet des grands saules fragiles. »
Lu devant mon ordinateur, 1 heure du matin
25 janvier
Depuis hier, je connais un peu mieux ma mission à l'intérieur de l'association.
Si tout se passe bien, c'est-à-dire si je travaille dur, si j'apprends vite la langue du secteur et si je garde ma spécificité sans m'attirer, comme à l'habitude, trop d'incompréhension et par conséquent trop d'animosité, je serais dans la possibilité de faire mon devoir d'artiste dans les conditions de mon rêve.
C'est-à-dire hors du petit monde suffoquant des spécialistes d'eux-mêmes, ceux que j'avais, dans un texte écrit à Dakar, baptisés les membres de la tribu des « moi-moi ».
Une tribu faite d'une seule personne en conflit ou en méfiance avec toutes les autres tribus.
Je pourrais enfin travailler à la transmission des choses qui m'ont sauvé.
Entraîner, par l'exemple, par l'élan, des jeunes vers une pratique de la conversation avec soi-même.
En mangeant dans cette pizzeria avec la directrice, j'ai senti que ce qui me paraissait à certain moment l'antithèse du biotope favorable à un processus artistique, était peut-être, avec un peu de chance et beaucoup de travail, l'endroit à partir duquel, avec un groupe de paracommand'arts triés sur le volet, on pourrait retrouver la décence qui me semble souvent manquer aux événements de la grande messe culturelle identitaire et lucrative.
Lu dans la rue Saint-Gilles, au milieu de la foule, midi
26 janvier
Le temps passe. Le jour J pour lequel je dois avoir fini l'installation qui devrait devenir le lieu d'accueil de la Biennale, m'arrive dessus comme ces missiles à tête chercheuse des films de guerre américains.
Le jour, la nuit, à tout moment, une petite brûlure m'irrite l'âme.
Cette idée que je dois encore faire ça pour en terminer avec le petit monde m'enlace comme un zona. Je me réjouis d'en avoir fini avec ce vieux contrat et de pouvoir me donner pleinement à ma nouvelle vie.
En attendant, je vais jongler avec des décrets, des réunions, des sangliers empaillés, des aquariums, des suivis de terrains, des C.A. houleux, des stratégies socioculturelles, des images de sous-bois, des stratégies culturelles, des images de tigre bondissant, des ego frustrés, des images de plage déserte avec coucher de soleil, des ego survitaminés, des mannequins articulés, des bords d'autoroute, des budgets inexistants, des fleurs en plastique délavé, des poubelles de cimetière, des budgets à créer, des politiques coupeurs de rubans et d'autres coupeurs de cheveux en quatre.
J'ai l'impression que nous sommes pour la plupart (ceux qui ont un travail) dans la situation de ces jongleurs chinois qui font tourner des assiettes sur des tiges très fines. Ils posent ces axes très fins sur un pied, sur le bout du nez, la cambrure du dos, sur une épaule, un genou ou la nuque On ne sait par quelle magie ils arrivent à garder tout cela en équilibre.
C'est un spectacle que les enfants applaudissent.
Nous aussi sommes un spectacle pour les enfants.
On nous voit courir dans tous les sens pour tout maintenir en déséquilibre.
Lu sur l'autoroute Liège-Bruxelles dans une Ford Fiesta, 8 h 02
27 janvier
J'ai revu hier deux très grands et très vieux amis, un le matin et l'autre le soir.
Le premier ne me permettait pas de comprendre ce qu'il appelait ses hauts et ses très bas.
Il gardait un sourire clairement triste pour me dire : « Tu sais la pudeur...
« Mais bon, la vie, tu vois, hein ! ...Pas besoin de... »
Nous parlons de nos activités respectives, il me dit où il travaille, il me dit le tourment qu'il peut devenir pour les autres et le tourment que les autres peuvent devenir...
Nous buvons un café en faisant des petits rires comme des cailloux, je lui dis que je commence à 9 heures et qu'il est déjà 9 h 15. Je l'embrasse, il me dit comme à chaque fois : « On se tient au courrant. »
En marchant d'un pas pressé vers le boulot, je réalise qu'il ne m'a pas demandé où je travaillais et je réalise, en écho, mon manque de simplicité.
C'est comme ça. La majorité des gens qui vivent leur amitié dans le cadre de projets subissent la tectonique des amitiés.
Le soir, la tête bien lourde d'avoir jonglé, je vais boire un verre de vin blanc au café.
Là aussi, dans un coin de l'établissement, quelqu'un me fait un signe, un autre très vieux, grand ami. Je vais le saluer et m'assied à sa table.
On se souhaite les bons vœux. On se dit ce que l'on a fait aux réveillons. On parle un peu, surtout lui, des événements artistiques à venir. Je lui parle un peu de mon nouveau travail, de ma nouvelle vie.
Il me raconte qu'il a dû, par devoir de réserve, contenir la rage d'une assemblée qui se posait les mêmes questions que lui.
Il craint de passer pour un tiède aux yeux de ces gens. « Ils ne me reconnaîtront plus. Tu sais, moi normalement, j'aime secouer le cocotier. »
Je lui ai dit que ce genre de situation est de plus en plus fréquente et qu'il fallait que chacun prenne ses responsabilités.
Il me dit que j'avais raison et que malheureusement, il s'occupait des petits ce soir.
La prochaine fois on aurait plus de temps.
Lu à la terrasse du café Saga, 20 h 50
28 janvier
Hier, j'ai lu ma chronique devant des gens qui mangeaient au café Saga. A la table à côté, il y avait cet homme qui m'a contraint à prendre un avocat.
Heureusement, mon défenseur est un ami d'enfance. Je peux le payer avec de la peinture.
Les trois hommes à la table d'à côté sont les trois fils de trois hommes qui firent partie de l'élite liégeoise : un grand ténor du barreau
un grand trésorier
et un grand architecte.
Les trois jeunes quadras cyniques, avocat, comptable et architecte, ne sont plus dans cette ville dévastée qu'une élite d'argent.
Au moment de payer, ils ont décidé de jouer.
Enfants, ils nous arrivaient de nous tirer la culotte, ces espèces de petites culottes en éponge, aux couleurs pastel et aux élastiques doux.
On tentait de mutuellement se déculotter, ça faisait rire.
Là, dans ce bistrot, au moment de l'addition, les trois quadras se sortaient mutuellement le fric.
Ils plongeaient leurs mains dans les portefeuilles de l'un et de l'autre, pour tirer sur des billets de 50, 100, 200, 500 et les sortir en liasses au grand jour devant les airs faussement gênés de la victime et tout cela en riant comme des choucas.
Lu sous l'abribus aux pieds de la cathédrale, 21 heures
29 janvier
Hier, je suis très en retard, je veux prévenir Patrick mais son numéro se trouve dans mon GSM (celui qui sent la pisse de chat).
Je cours vers le bus 24 à l'angle de la rue du Géron et de la rue du Cotillage : un chien.
Une tête noire dans une crinière rouge,
Deux yeux troués de noir,
Immobile.
Je marche comme quelqu'un qui n'a pas peur.
L'angle passé, je dévale la ruelle en pente vers l'arrêt de bus.
Je sens quelque chose à mon mollet.
Le chien est derrière moi, il me respire.
Dans la rue de la Sèche, plus large, il marche à côté de moi. Je vois sa chaîne brisée.
Il est perdu.
Le chien me suit.
Il a vu quelqu'un qui donne l'impression de savoir où il va, et il le suit.
Le bus passe devant mon nez et je reste là, avec le chien décontenancé par mon immobilité.
Il cherche quelqu'un qui va, pour le suivre.
Je le vois maintenant au loin devant une voiture un peu oblique.
Pour éviter l'animal, le véhicule a bloqué les quatre pneus au frein à main.
Personne n'est blessé.
Dans le bus, j'ai bien vu ce jeune Turc sonner l'arrêt sans avoir à descendre, simplement parce qu'il avait remarqué la course de deux personnes pour tenter de nous rattraper.
C'est de la beauté, tout le contraire de notre époque ou de ce qu'il s'en dit.
L'antidote, la solution.
Lorsque les deux personnes sont entrées par l'arrière et sont passées devant lui, il a baissé les yeux.
Lu sur le boulevard, très tôt le matin
30 janvier
Hier, je devais aller à Champion, près de Namur.
La neige a tout éteint.
Le feu frénétique des agendas somnole sous le bel édredon blanc de l'hiver.
La société est arrêtée par un peu d'eau en poudre de gel.
YOUPI.
Dans les bureaux, dans les chaumières, on téléphone et on se ronge les ongles. « Comment va-t-on faire pour combler ce retard ? »
Dehors, la neige étouffe les bruits et comble les distances.
Lu dans mon salon
31 janvier
Hier, une personne du comité de pilotage nous a proposé de réfléchir à notre fonctionnement.
C'était l'occasion pour nous de leur faire des propositions et de leur dire ce que l'on a sur le cœur ou sur la patate, ça dépend.
Le groupe se réunit (sans la direction) et ne s'entend sur rien, en se répétant beaucoup.
Y en a qui veulent et d'autres pas.
Faut faire groupe, c'est tout.
Ensuite, le reste de la journée, on fait un tour de table avec la direction. Tout le monde parle et le sous-directeur prend note.
Le soir, avec Antoinette, nous allons à l'inauguration de la maison des jeunes de Sclessin.
L'échevin y sera. Nous sommes mandatés pour représenter l'association.
Les explications de Farid ne nous permettent pas de trouver l'endroit.
Je descends de la voiture pour me renseigner auprès d'une petite bande de jeunes.
Moi : « La maison des jeunes de Sclessin, s'il vous plaît ? »
Eux (d'abord le plus petit et puis le plus grand en lui coupant la parole) : « C'est simp' sieu, vous fait' demi tour, vous rentrez dans cet' rue là com' la Fiat et puis vous traversez tout droit, vous passez devant le café le Rap et puis à gauche derrière la grille, c'est là. »
Moi : « Merci. »
On entre dans la voiture, on entre dans la rue, on traverse tout droit et on cherche le café « le Rap ». On roule sur un kilomètre, on sort de Sclessin. RIEN.
On fait ça trois fois, dans un sens puis dans l'autre. Pas de café « le Rap ».
Il y a toutes sortes de cafés : « la Coupe », « le Champion », « le Carton rouge », « le Ballon Rond », « le Standard », « les Rouch », « le Rouge et Blanc », « le Penalty », « l'Europe » mais pas de café « le Rap ».
L'europe, avec l'accent de Sclessin, c'est l'eurap.
TOC. On arrive en retard mais pas suffisamment pour rater les discours. GASP
Le Rap, L'Europe, l'europe, l'eurap, bon sang, mais c'est bien ça.
Lu sur la dalle de béton de l'ex-charbonnage, 21 h 30